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Un Gordon LeSeur passablement inquiet penetra dans le bureau monacal de Kemper. La passagere manquante n’avait toujours pas reparu et son mari avait exige de rencontrer les officiers superieurs du navire. Le commandant Cutter, d’une humeur de dogue, etait cloitre dans sa cabine depuis plus de huit heures et LeSeur n’avait pas l’intention de s’attirer ses foudres en le derangeant pour Evered ou quelqu’un d’autre. Passant le relais a son second sur la passerelle, il avait juge preferable de se deplacer en personne, accompagne du capitaine Mason.

Evered tournait comme un lion en cage a l’interieur du petit bureau. Au bord de l’hysterie, il etait tout rouge et sa voix tremblait.

— Il est plus de quatre heures de l’apres-midi et ca fait huit putain d’heures que je vous ai avertis de la disparition de ma femme.

— Monsieur Evered, tenta de le calmer Kemper. Nous sommes a bord d’un navire immense, elle a tres bien pu…

— Je sais, vous me l’avez deja dit ! fit-il en elevant la voix. Et elle n’est toujours pas la ! J’ai entendu les annonces comme tout le monde et j’ai vu la photo que vous avez diffusee sur la chaine de television du bateau, mais jamais elle ne serait partie aussi longtemps sans me prevenir. J’exige qu’on fouille le bateau immediatement !

— Je peux vous assurer…

— Rien a foutre de vos assurances ! Si ca se trouve, elle a fait une chute quelque part, elle est blessee et elle ne peut appeler personne. Elle a tres bien pu…

Il s’arreta, le souffle court, le temps d’essuyer une larme du revers de la main.

— Contactez les gardes-cotes et la police, et demandez-leur de venir tout de suite.

— Monsieur Evered, s’interposa Carole Mason d’une voix douce, au grand soulagement de LeSeur. Meme si les gardes-cotes ou la police se trouvaient dans leur juridiction en plein milieu de l’Atlantique, ce qui n’est pas le cas, ils n’auraient aucun moyen de nous rejoindre. Vous devez nous croire lorsque nous vous affirmons disposer de procedures d’alerte parfaitement rodees en pareil cas. Il y a toutes les chances que votre femme ait volontairement choisi de ne pas reparaitre, pour des raisons qui lui appartiennent. Nous ne pouvons d’emblee exclure la possibilite qu’elle se trouve avec quelqu’un d’autre.

Evered tendit un doigt accusateur en direction de LeSeur.

— Je lui ai deja dit ce matin, ma femme n’est pas du tout comme ca et je ne vous laisserai pas faire ce genre d’insinuation. Ni vous ni personne.

— Je n’insinue rien, monsieur Evered, reprit Mason d’une voix posee, mais ferme. Je vous dis simplement que vous n’avez aucune raison d’etre inquiet. D’un point de vue statistique, vous etes plus en securite a bord de ce navire que chez vous. Cela dit, la securite des passagers me concerne au premier chef et je vais effectivement faire proceder a une fouille du bateau, etant donne la nature du probleme. Sous ma propre responsabilite.

Les paroles rassurantes du second capitaine, tout comme son calme, eurent l’effet escompte sur Evered qui finit par hocher la tete en avalant sa salive.

— C’est ce que je me tue a vous demander depuis le debut.

Evered parti, Mason, LeSeur et Kemper conserverent un moment le silence. Le premier, le responsable de la securite se tourna vers la jeune femme.

— Alors, capitaine ?

Le second capitaine regarda d’un air reveur la porte par laquelle venait de disparaitre le malheureux mari.

— Y a-t-il moyen de savoir si Mme Evered a des antecedents psychiatriques ?

Un silence gene accueillit sa question.

— Vous ne pensez tout de meme pas que… ?

Kemper laissa sa phrase en suspens.

— C’est une possibilite,

— Juridiquement, il nous faudrait demander l’autorisation a son mari et je me vois mal le faire tant que nous ne sommes pas certains qu’elle… qu’elle a quitte le bord. Saloperie ! gronda Kemper. Comme si on n’avait pas assez d’ennuis comme ca avec cette femme de chambre qui est devenue folle. En tout cas, j’espere vraiment qu’on va retrouver Mme Evered.

Mason approuva de la tete.

— Moi aussi, monsieur Kemper, je vous demanderai d’organiser une fouille de niveau 2. Quant a vous, Gordon, je compte sur vous pour prendre personnellement la direction des operations avec M. Kemper.

— A vos ordres, monsieur, repondit LeSeur en faisant la grimace interieurement.

Une fouille de niveau 2 signifiait passer au peigne fin l’ensemble des espaces publics, les zones reservees au personnel ainsi que les ponts inferieurs. C’est-a-dire l’ensemble du navire a l’exception des cabines et des suites des passagers. Meme en faisant appel a tous les hommes de Kemper, il y en avait pour une journee entiere, peut-etre davantage. Certaines zones reculees du bateau ne pouvaient meme pas etre fouillees completement.

— Je suis desole, Gordon, ajouta Mason en voyant son desarroi. Mais nous n’avons pas le choix. C’est le reglement.

Le reglement pensa-t-il avec amertume. Ce n’etait rien d’autre, en fait. Un simple exercice pour la forme. Il fallait qu’une fouille de niveau 3 soit decretee pour qu’on puisse penetrer dans les cabines des passagers, et il fallait pour cela l’autorisation personnelle du commandant. LeSeur n’en avait jamais vu de toute sa carriere, pas meme les rares fois ou ils avaient eu affaire a quelqu’un qui s’etait jete par-dessus bord. LeSeur avait bien peur que ce soit le cas de Mme Evered, Les suicides en mer sont plus courants qu’on ne l’imagine, particulierement lors des traversees inaugurales tres mediatisees qui poussent les desesperes a faire leurs adieux en fanfare. Une demarche d’autant plus paradoxale que les compagnies transatlantiques font generalement tout ce qui est en leur pouvoir pour ne pas le faire savoir. En guise de fanfare, Mme Evered se trouvait probablement quelques centaines de milles derrieres eux, au fond des abimes.

Un coup a la porte interrompit le cours des pensees de LeSeur. Il se retourna et vit l’un des responsables de la securite plante sur le seuil.

— Monsieur Kemper ?

— Oui ? repondit ce dernier.

— Deux choses, monsieur, fit l’autre avec un air nerveux en dansant d’un pied sur l’autre.

— Eh bien ? s’ecria Kemper. Vous ne voyez pas que je suis en reunion ?

— La femme de chambre qui a eu un acces de folie.,, elle… euh, elle vient de se suicider.

— Quoi ? Comment s’y est-elle prise ?

— Elle a reussi a se liberer de ses entraves et…

Il n’acheva pas sa phrase.

— Et quoi ? le pressa Kemper.

— Elle a arrache un morceau de bois de sa couchette et elle se l’est enfonce dans l’orbite. Jusqu’au cerveau.

Le temps de digerer l’information et Kemper secoua la tete.

— Monsieur Kemper, declara LeSeur, Il serait peut-etre bon d’avoir une conversation avec le passager dont cette femme de chambre a nettoye la suite avant de perdre les pedales. Il a tres bien pu se passer quelque chose : une mauvaise rencontre, un accident, je ne sais pas. J’ai travaille autrefois sur un navire dont l’un des passagers avait viole la femme de chambre venue faire le menage de sa cabine.

— Tres bien, monsieur. Je m’en occupe.

— Faites preuve de tact.

— Bien evidemment.

Apres un court moment de silence, Kemper se tourna vers l’agent de securite.

— Vous ne nous avez pas parle d’un second probleme ?

— Si, monsieur.

— Eh bien, de quoi s’agit-il ? insista sechement Kemper.

— Je voudrais vous montrer quelque chose.

— Quoi donc ?

L’homme hesita avant de repondre.

— Je prefere que vous le voyiez vous-meme. Il est possible que ca soit en rapport avec la passagere qui a disparu.

— Ou ca ? l’interrompit Mason sur un ton autoritaire.

— Sur le pont promenade derriere la galerie commerciale Saint James.

— Montrez-nous l’endroit, decida Mason. Nous vous suivons.

Kemper allait sortir de son bureau lorsqu’il demanda a LeSeur :

— Vous nous accompagnez aussi, monsieur ?

— Oui, fit le premier officier a regret, pris d’un mauvais pressentiment.

Le pont detrempe etait desert, les rares personnes desireuses de trouver un peu d’air frais preferant le pont promenade du niveau 7, qui permettait de faire le tour du batiment. Un vent violent projetait des paquets d’ecume depuis l’etrave du navire et la veste de LeSeur se retrouva rapidement trempee.

L’agent de securite s’approcha du bastingage.

— La, un peu plus bas, dit-il en tendant l’index vers le flanc du navire.

Imitant l’exemple de Mason et Kemper, LeSeur se pencha au-dessus de l’eau. Quelques dizaines de metres en contrebas, l’ocean bouillonnait furieusement le long de la coque.

— Qu’y a-t-il a voir ? s’enquit Kemper.

— La, monsieur. Je m’en suis rendu compte en voulant inspecter la coque. Vous voyez cette dechirure dans l’habillage, a gauche de ce daleau ?

Penche au-dessus de la rambarde, LeSeur plissa les yeux et apercut effectivement une longue griffure dans l’habillage en teck du pont.

— Si elle avait ete la hier avant qu’on prenne la mer, je m’en serais rendu compte. J’en suis sur.

— Il a raison, acquiesca le second capitaine. Ce navire est encore tout neuf, la moindre marque se verrait.

Tout en parlant, elle voulut examiner de plus pres la griffure du bois.

— Sauf erreur de ma part, quelque chose de la meme couleur que le teck est reste accroche au bois.

LeSeur ecarquilla les yeux et crut distinguer la << chose >> dont parlait Mason, en depit de la lumiere chiche de cette fin d’apres-midi.

Mason se tourna vers l’agent de securite.

— Essayez de voir si vous arrivez a l’attraper.

L’homme hocha la tete et entreprit de s’allonger sur le pont. Tandis que Kemper et LeSeur lui tenaient fermement les jambes, il passa la tete sous le bastingage et chercha la rayure de la main en ahanant. Au moment ou LeSeur se demandait s’il lui etait deja arrive d’etre aussi trempe de toute son existence, l’homme poussa un cri.

— Ca y est ! Je l’ai !

Kemper et LeSeur l’aiderent a se relever. Rejoints par Mason, ils firent cercle autour de lui.

L’homme desserra lentement le poing et decouvrit une touffe de fils tres fins, emmeles par le vent et la pluie. Mason eut un haut-le-coeur et LeSeur constata a sa grande surprise que les fils etaient relies entre eux par un petit carre de peau : il ne s’agissait pas de fils mais de cheveux humains. Les cheveux d’une blonde platinee.

— Monsieur Kemper, dit Mason d’une voix grave. Vous avez avec vous la photo de la passagere qui a disparu ?

Le responsable de la securite tira de sa poche un portefeuille. Il l’ouvrit, prit une photo et la tendit au second capitaine qui l’examina longuement avant de regarder la touffe de cheveux que l’homme de Kemper tenait toujours dans le creux de sa main.

— Eh merde, murmura-t-elle.